Après un début de saison en demi teinte surgissait la peur du déclassement pour le club d'échecs de la Membrolle sur Choisille.
Notre objectif en nationale un était de nous maintenir et surtout de battre Tours comme le répétait le responsable du club. La Membrolle est éloigné de Tour d'une dizaine de kms. Rien de moins en jeu n'était en jeu dans cette rencontre que la suprématie régionale.
L'échiquier tourangeau avait une équipe homogène. Individuellement, ils n'étaient pas très forts mais ils restaient motivés et avaient une grande expérience du jeu en équipe.
Au premier échiquier leur grand maitre, peu concerné ce dimanche matin par les enjeux en cours avait conclu une nulle rapide.
J'avais un adversaire à ma portée. Il avait joué un jeu plutôt original mais en finale, je possédais un pion de moins et je commençais à me sentir mal à l'aise : J'allais faire perdre le match de l'année! Il avait faibli nettement et j'avais obtenu le nul. Au même moment, au deuxième échiquier, Arnaud , notre scoreur gagnait. La délivrance.
Des incidents étranges avaient marqué cette saison: Patrick, (les prénoms des joueurs de l'équipe sont changés) notre cinquième échiquier nous avait fait un méchant malaise. En brave petit soldat, il avait attendu d'avoir signé la nulle sur sa feuille de partie avant de faire une syncope en salle d'analyse.
Comas éthylique. Une scène mémorable: Pierre prenant Patrick dans ses bras, lui promulguant les premiers secours et criant : "Patrick, mon ami, reste avec moi! " Une intonation dramatique dans la voix. Les joueurs parisiens continuaient leur analyse, penchés sur leur échiquiers, blasés et indifférents. Les secours étaient venus chercher Patrick.
Depuis jeudi, plusieurs membres de l'équipe s'étaient réunis pour faire la foire. Quatre jours après, ils étaient très imbibés. Le matin, il avait fallu aller les chercher en voiture car ils n'arrivaient pas à faire cinq cent mètres à pied jusqu'à la salle de jeu. Ces joueurs d'échecs ne respectaient rien.
J'avais plusieurs psychotiques dans l'équipe. De bons joueurs d'échecs. L'un était taiseux mais avait le vin méchant. L'autre se saoulait avant les matchs pour conjurer son angoisse de perdre, le troisième se mettait en danger dans de longues crises d'ivrogneries et tombait dans une déchéance infernale. Ils avaient une grande opinion d'eux mêmes et créaient des désordres invraisemblables.
Le président du club était complaisant et l'ambiance surréaliste.
Lors d'un autre match à domicile, un de nos psychos ne pouvait pas dormir chez lui pour des histoires de mauvaises vibrations. J'étais allé le réveiller car il dormait dans un coin au club et la partie par équipe avait commencé. Il avait encore bu, l'odeur était épouvantable. Je l'ai amené tant bien que mal sur son échiquier mais son téléphone a sonné et il a perdu. Ce ne l'a pas empêché de venir me voir à l'analyse pour m'expliquer que j'avais mal défendu ma finale.
J'étais payé pour jouer dans cette équipe mais cela n'avait pas de sens.
Nous avions aussi deux joueurs titrés de l'Europe de l'est dans l'équipe. Ils prenaient les vols les moins chers et arrivaient plusieurs jours en avance avant les weekends de matchs. En attendant la rencontre par équipe, ils étaient logés au régime normal chez le président et ne pouvaient pas se saouler. Le samedi des matchs, lors des déplacements, ils achetaient une bouteille d'alcool fort. Un supportait bien sa cuite et jouait à son niveau le dimanche mais l'autre faisait des contre performances.
Notre équipe n'était pas la seule à être touchée par l'alcoolisme. Dans cette poule, un dimanche, j'avais vu l'équipe normande arriver en retard en chantant. Les joueurs titubaient. Comme l'équipe était sure de son maintien dans sa poule, le résultat sportif du jour n'avait plus aucune importance.
L'alcool est un désinhibant, c'est un dopant.
Dans un open, à l'hébergement collectif, j'avais vu des maitres de l'est se saouler chaque soir. Le lendemain, pour la partie, ils étaient dans un état cotonneux et n'avaient pas d'angoisse en jouant. Comme ils enchainaient les opens en suivant ce mode de vie, c'était dur pour leur organisme. Un maitre m'avait confié avoir perdu plusieurs kilogrammes avec ce régime durant l'été.
Tous les niveaux étaient touchés par l'alcoolisme et la toxicomanie aux échecs. Il n'y avait aucun contrôle et nous avions une fédération très permissive. S'il fallait faire des procédures contre tous les soulards, les instances fédérales n'en auraient pas les moyens financiers et seraient débordées. En tout cas, il y avait une grande inertie.
La veille, je jouais une vieille gloire, le GM Platchetka. Je me rappelais le diagramme d'une de ses parties paru dans un livre de Pachman pour débutant.
Je jouais trop le pion f. Chacun ses manies! J'essayais de me restreindre mais j'étais heureux d'avoir trouvé en Platchetka un ami pousseur de pion f.
Il avait de la pression sur la colonne mais mon fou de case noire était puissant et je pensais l'heure de la chasse au roi ouverte avec le sacrifice 1.Dd5.
Je n'ai pas réussi à calculer la variante et j'ai joué Txg6. La partie a été le bal des occasions manquées.
Dans cette position, pouvez vous trouver le gain avec 1.Dd5?
22 Dd5! . Dd5 23 Tg6+ Rf7 24Tg7 Re8 25 Te1 Rd8 26 Cd4! Dh5 (26...Dg2 27 Rg2 cxd4 28 Fa5) 27 Fa5 Rc8 28 Tc7 Rb8 29 Cc6 mat.
ou
22 Tg6 Dg6 23 Dd5 Df7 24 Cg5! était expéditif. Plachetka me l'a montré à l'analyse. Il avait l'air de beaucoup s'être amusé.
Au terme de cette saison agitée, le club d'échecs de la Membrolle sur Choisille restait dans sa poule de nationale un. L'angoisse s'estompa.